Je regarde l'heure d'un air distrait, griffonnant dans mon calepin divers noms, idées, dessinant une ébauche de scénographie, réfléchissant à une mise en espace intéressante et me penchant sur ce sujet avec intérêt. Malheureusement, je n'écoute pas avec autant d'avidité mon cours d'histoire du théâtre. Mais je m'en fiche, ce n'est pas à mon tour de prendre des notes pour ce cours soporifique au possible. Sérieusement, personne n'a besoin de professeur pour apprendre l'histoire, surtout si c'est pour lire les pages du bouquin d'une voix monocorde et donner de mauvaises dates. Je ne sais même pas pourquoi je viens. Mais je peux affirmer que je comprends fort bien la douleur de Ron et Harry pendant leurs cours d'Histoire de la Magie. Et encore, leur prof est un fantôme et ils vont dans une école magique, ils ne sont pas si mal lotis.

La cloche sonne et l'amphithéâtre se vide plus vite qu'un rayon de soldes chez Primark. Quelle efficacité les étudiants peuvent avoir quand il s'agit de fuir un cours et d'aller manger. Je m'apprête à prendre le chemin de la bibliothèque, ne faisant pas partie des affamés ayant un besoin irrépressible de se remplir la panse à midi précises, quand je me souviens que j'avais promis à Jeff de manger avec lui. Et s'il existe un affamé, c'est bien lui. Je fais donc un brusque demi-tour en plein milieu du couloir, manquant de flanquer un coup de coude à une petite blonde. Je m'excuse à la volée puis me dirige vers la cafétéria à grand pas, mes bottes à talons crissant sur le sol lisse. Je manque de m'étaler de tout mon long mais me plante d'un air assuré devant le bâtiment de restauration, allume une cigarette et envoie un sms rapide à mon ami pour savoir ce qu'il fabrique.

En voyant sa réponse, je prends conscience que je ne suis pas en avance comme je le croyais, mais quinze minutes en retard et qu'il m'attend à l'intérieur, déjà attablé. Pourquoi ça ne m'étonne pas? Je soupire, offre ma clope à moitié entamée à un inconnu et file rejoindre Feeney, non sans m'être servie une assiette pleine de frites. Avec de l'eau et une pomme en dessert, donc ça compense. Je me laisse tomber sur la chaise avec une classe folle - comprendre la grâce d'un bébé éléphant sous sédatif - et serre mon plus beau sourire à mon interlocuteur. Je sais que ça ne prendra pas, mais il vaut mieux être affreusement en retard avec le sourire qu'en tirant la gueule. « Je suis désolééééééée, je suis allée à mon cours magistral d'histoire du théâtre pour une fois, du coup je suis en retard. Mais je suis là, c'est l'essentiel. » J'avale quelques frites, souris à nouveau puis continue sur ma lancée « Aloooors, j'ai l'impression de ne pas t'avoir vu depuis super longtemps, comment vas-tu? Des nouvelles des filles? Maria m'a dit qu'elle passait une audition pour Rizzo, je suis sûre qu'elle l'aura, c'est tellement elle. » Je ris un peu, imaginant notre amie faisant son interprétation de Look At Me I'm Sandra Dee et taquine, pose une question qui fâche un peu « Mais je n'ai pas parlé à Bex depuis un bail, elle va bien? » Comment ça, moi, remuer le couteau dans la plaie? Je vois pas du tout ce que vous voulez dire.

Plus que cinq minutes. Plus que. Cinq. Minutes. Then food. Fooooooood. J'essaie de me concentrer sur ce que raconte le prof en face de moi, en vain. Je le vois et l'entends parler mais je ne comprends absolument rien. Come on mate, focus. Nope, inutile. Je jette un nouveau coup d'oeil à ma montre, quatre minutes. Je me mets à compter les secondes jusqu'à midi pile mais la cloche ne sonne toujours pas. What the hell? Je continue d'observer ma montre, deux minutes après midi. Ceci est un crime contre l'humanité. ILS NOUS PRIVENT DE NOURRITURE DEPUIS DEUX MINUTES, POURQUOI ? Come oooooon, sonne sonne sonne. 12h03, la cloche sonne. Dieu merci. Je me lève aussitôt, fourre mes affaires dans mon sac à dos, le jette sur mon épaule et sors en trombe, ne retenant pas un mot des derniers dires du professeur. Je demanderai plus tard à quelqu'un de mon groupe s'il a dit quelque chose d'important.

En quelques enjambées, j'arrive à la cafétéria et constate avec grand plaisir qu'il y a de la pizza au menu du jour. Un large sourire aux lèvres, j'attrape un plateau et rejoins la file qui se forme petit à petit. Quelques instants plus tard, je m'installe déjà à notre... ma table habituelle. Je me demande ce qu'ils font tous à cet instant-ci ? Enfin surtout Rebecca... Je sors mon téléphone, m'apprête à lui envoyer un sms puis change d'avis. Un soupir m'échappe. What's the use anyway?

Bon, je veux vraiment manger moi, elle est où Siobhan ? C'est fou ce qu'elle me rappelle Maria. Et pas juste à cause du nom de famille. C'est vraiment pas une coïncidence qu'elles soient amies ces deux-là. Elles se ressemblent trop pour ne pas s'assembler. Je la cherche du regard, pense l'apercevoir mais non, c'est une autre rousse. La délicieuse odeur de nourriture qui emplit la salle me narguant, je décide d'envoyer un message à ma nouvelle amie pour lui demander where the hell she is et lui dire où je suis. Elle me répond qu'elle arrive. Je roule des yeux et secoue la tête. Je remets mon portable dans ma poche et coudes sur la table, menton entre les mains, j'observe la nourriture en face de moi, testant ma capacité à résister à deux parts de pizza aussi appétissantes. Je tiens à peine une vingtaine de secondes avant de me retrouver avalant déjà la moitié de la première part. So. Good. Je la finis rapidement et entame la deuxième quand Sio arrive, tout sourire. « Je suis désolééééééée, je suis allée à mon cours magistral d'histoire du théâtre pour une fois, du coup je suis en retard. Mais je suis là, c'est l'essentiel. » Je hausse les épaules. « Tant que tu t'offusques pas que je ne t'aie pas attendue pour commencer à manger, it's fine. » Je continue de manger tranquillement alors qu'elle reprend « Aloooors, j'ai l'impression de ne pas t'avoir vu depuis super longtemps, comment vas-tu? Des nouvelles des filles? Maria m'a dit qu'elle passait une audition pour Rizzo, je suis sûre qu'elle l'aura, c'est tellement elle. » Elle rit et je hoche la tête distraitement. J'engloutis finalement ce qui reste de ma deuxième tranche. « Mais je n'ai pas parlé à Bex depuis un bail, elle va bien? » Je m'arrête net pendant une fraction de seconde. C'est dans des instants pareils qu'elle me rappelle particulièrement Maria. Je me remets à mâcher petit à petit et réponds « How odd... Mais oui, elle va bien. » Je jette un regard à son assiette, ce qui m'offre une tentative de changer de sujet. « T'as pas pris de pizza ? Elle est délicieuse pourtant. Ça manque un peu de sel mais c'est sans aucun doute la meilleure pizza qu'ils nous aient jamais servie en trois ans. »

La réponse ne tarde pas et le scepticisme de Jeff suinte de toute part « How odd... Mais oui, elle va bien. » Oups, je suis percée à jour. Bon ce n'est pas comme si la subtilité était ma qualité première ou que j'étais connue pour ma discrétion vis à vis de la vie privée d'autrui. C'est dans des moments comme celui-là que Maria me manque. Elle aurait rebondi, saisi l'opportunité au vol et à nous nous aurions sans doute arracher tous les vers possibles de ce nez taciturne. Mais non, non, je suis seule face à l'adversité silencieuse de notre estomac sur pattes préféré, qui ne manque d'ailleurs pas de ramener la conversation à son sujet de prédilection: la nourriture. Je pensais que personne ne pouvait être plus fanatique de bouffe que Seamus, mais ça, c'était avant. Un jour, il faudrait vraiment qu'il rencontre Jeff. Ils pourraient parler des valeurs nutritives sans fin de la pizza et écrire une ode à la pomme de terre ou quelque chose dans ce goût là. « T'as pas pris de pizza ? Elle est délicieuse pourtant. Ça manque un peu de sel mais c'est sans aucun doute la meilleure pizza qu'ils nous aient jamais servie en trois ans. » Je fronce le nez, dubitative. Elle m'a surtout l'air grasse, molle et huileuse. Je préfère piocher de nouveau dans mon assiette de frites avant de répondre « Mouaiiis. Je préfère aller à la pizzeria en bas de chez moi, tu te souviens, c'est celle où j'avais commandé pour la première soirée que vous aviez passé chez moi? » Je doute qu'il ai oublié, c'est en quelque sorte ce qui a scellé mes amitiés au sein de leur petite bande. Bien entendu, je n'ai jamais prétendu faire partie prenante de leur sacro saint cercle et je ne suis pas de celles qui ont une bande. Mais j'ai chanté Girls Just Wanna Have Fun en maillot de bains sur la table de ma cuisine avec Maria et tout le monde était joyeusement imbibé de Guinness et de Bailey's et c'était somme toute une excellente soirée. De celles qui forgent les amitiés. Et qui donnent de sacrés gueules de bois.

« Il faudra remettre ça à l'occasion, en invitant ton grand ami Sam par exemple haha. » Je ricane, me foutant ouvertement de leurs figures et de leur rivalité fleurant bon la testostérone. « Fais pas la tête hein, il est gentil comme tout ce garçon. » Et plutôt mignon, même si le blondinet avec coupe de surfeur et sourire à la Zac Efron, façon jeune premier n'est pas exactement mon type. Mais sa cour désuète digne d'une comédie romantique pour adolescents des années 80 me fait beaucoup rire et je n'ai pas le coeur à l'envoyer sur les roses trop sévèrement. Pas tant par délicatesse que pour flatter mon ego, j'en suis bien consciente. Et puis, je sais que ça amuse tout autant Jeff, alors je le vois mal me faire la morale pour l'occasion. Et puis, s'il s'y risque, ce sera une excellente occasion pour moi de ramener le sujet Rebecca sur le tapis sans aucune pitié. Je suis un monstre en jupons - enfin aujourd'hui en mini-jupe et collants - ne vous déplaise.